Réponses aux arguments de la Ville de Besançon qui porte des projets de démolitions du patrimoine

En architecture, la démolition, c’est comme une construction.
Elle se pense, se légitime. Lorsqu’elle se concrétise, elle porte une certaine idée du désastre, de l’échec. On efface ce qui n’aurait pas dû exister. On crève, on casse, on benne. C’est violent. C’est insupportable comme ces mots.

La démolition n’est pas la ruine. La ruine porte son lot de poésie, d’humanité, du temps qui passe et rappelle à son début, celui de son édification. Non, la démolition n’est pas la ruine ; elle est ravageuse. Elle coûte, elle dévaste, elle salit, elle blesse les mémoires.

Aujourd’hui, en pleine actualité internationale où les démolitions s’accumulent sur les champs de guerre, où les économies et  les questions environnementales s’imposent dans un contexte de changement climatique, il est plus que jamais impensable d’y recourir.

La Maison de l’Architecture a lancé en octobre 2024 une pétition contre les démolitions : celle du bâtiment Ledoux à Saint-Jacques, qui résulte de plusieurs études sur lesquelles nous souhaitons revenir, et celle des logements de Novarina à Planoise, certainement les plus intéressants du quartier, projet urbain labellisé Architecture contemporaine remarquable en 2020.
Le 4 mars dernier, la presse locale a rapporté une accélération des décisions municipales : “Démarrage des travaux”. C’est déterminée que la Maison de l’Architecture de Franche-Comté poursuit son alerte.

La concertation n’est pas simple. Pour autant, le débat est légitime et les arguments nécessitent d’être clairement restitués à tous les stades d’une démarche. Rien ne doit entraver les questions publiques qui touchent éthique et société.

Plusieurs architectes et administrateurs de la Maison de l’Architecture ont rencontré, fin 2024, Michel Hössler, paysagiste de l’agence TER, choisie par la Mairie et Territoire 25 pour l’opération Saint-Jacques ; puis Madame la Maire ainsi que des membres de l’équipe municipale chargés de l’urbanisme, début 2025.
Il a été question du projet d’aménagement urbain de Saint-Jacques mais aussi de Planoise et Palente, de la machine à détruire qu’est l’ANRU (Agence nationale de renouvellement urbain), de densité, de qualité urbaine par le tissage contextuel, de l’aspect humain et écologique…

REVENONS AU PROJET SAINT-JACQUES.

L’ANPU (Agence nationale de psychanalyse urbaine) avait relevé dans son diagnostic les “pépites” existantes (pour reprendre le terme utilisé par l’agence TER pour désigner le projet d’un bâtiment isolé dans le plan masse). Le pavillon d’entrée de la Mère et l’Enfant était une de ces pépites, un petit bijou architectural…
Avec ces premiers bâtiments détruits, sans prévenir, sans estimation, sans démonstration, le site de l’ancien hôpital s’est rendu amnésique de son patrimoine.
L’histoire du site n’est qu’entrelacs de cours et de successions d’époques.
Les choix du projet retenu dessinent des flèches qui n’ont de réalité que sur écran, et de nouveaux bâtiments monumentaux sans lien au contexte, parfois anecdotiques lorsqu’il s’agit de faire référence au patrimoine local. Alors que le besoin de nouveaux logements et particulièrement de logements sociaux est important, que le foncier est rare, le plan donne part à la seule « idée » d’un paysage comme retour à « l’idée » de la nature, avec une biodiversité finalement très malmenée voire usurpée. Madame la Maire en a convenu. La nature, en ville, se ressent par la présence des places, des parcs, des jardins… Et pour exister ces espaces doivent être délimités par du bâti. C’est l’édification qui fait cadre et donne l’échelle. La programmation bâtie manque singulièrement à ce rôle et étonne en ce cœur de ville.

D’une façon détaillée, nous revenons point par point sur les arguments avancés par l’équipe en charge du projet.

1 | « Le bâtiment est décalé»
L’architecte René Tournier se serait-il trompé ? Pourtant, dans la continuité du bâtiment Saint-Bernard, il permet de ceindre la cour-jardin de l’hôpital. Son léger décalage provient de son adaptation, raconte et crée l’histoire du site. Les décalages introduisent de la vie dans le dessin urbain. C’est là que naît la créativité, l’inattendu qui fait du bien aux habitants, aux passants.

L’OAP (Orientation d’aménagement et de programmation) modifiée récemment libère des contraintes d’implantation, de limites séparatives, et autorise la pose d’une “pépite” sans harmonie
avec le contexte. Pourtant, cette OAP indique uniquement la possibilité de démolir s’il s’agit d’un bâtiment annexe qui n’est pas en cohérence avec l’ensemble bâti : ce n’est pas le cas du bâtiment Ledoux.

À ce sujet, on s’étonne de voir les règles du PLU (Plan local d’urbanisme) ou du PSMV (Plan de sauvegarde et de mise en valeur) évoluer au gré des intentions d’intérêt des maîtrises d’ouvrage à conforter leur projet au mépris des règles fixées pour la préservation du patrimoine.

2 | « Le projet s’appuie sur une concertation lourde »
Le terme “concertation” ne devrait pas être utilisé pour légitimer ce projet car une véritable concertation met à disposition des habitants interrogés les informations nécessaires et suffisantes pour y prendre part, en ayant connaissance des tenants et aboutissants. Cela n’a pas été le cas pour la question jetée lors d’une visite : “ Faut-il conserver Ledoux ou Bersot ? ” Posons en premier lieu la question : faut-il démolir ? Et surtout, si le choix est offert, c’est qu’il est possible de les conserver, l’un comme l’autre.
De plus, la consultation s’est focalisée sur les parcs publics et non sur l’ensemble du projet urbain. Les ateliers organisés avec les riverains n’ont pas inclus d’associations expertes comme Hôp Hop Hop qui habite le site et travaille sur ces questions.

3 | « La programmation est compliquée sur ce bâtiment »
Dans un bâtiment traversant, conçu initialement en sanatorium pour faire différentes chambres, des cellules, de manière très rationnelle, tout architecte est prêt à relever le défi d’y adapter un nouveau programme.
Même si le quartier doit attirer des familles, il ne doit pas se limiter à de grands logements sans mixité de typologies. Si, quand bien même cela ne convient pas pour du logement, la morphologie de Ledoux ne pourrait-elle pas se réinventer et offrir de nouveau service de quartier ? Pourquoi ne pas échanger avec l’hôtel qui est prévu actuellement dans des bâtiments qui, eux, seraient très adaptés à cet usage ? Ou pourquoi ne pas envisager la création de chambres d’étudiants en collaboration avec le CROUS, entre autres… ?
Pourquoi avoir curé précipitamment le bâtiment, le fragilisant, ouvert aux quatre vents, aux intempéries, sans attendre le résultat de l’instruction des autorisations administratives, plutôt que questionner le programme avec une occupation transitoire ?

4 | « Le bâtiment est inondable »
Il est aisé de prévoir un usage adapté au rez-de-chaussée. Un parking à vélo peut être inondable. Le bâtiment Ledoux étant là depuis un siècle et sur de bons pieds. Le risque d’inondation ne peut être un argument en faveur d’une construction neuve qui exige une transformation coûteuse du site et une infrastructure lourde pour contrer les remontées d’eau.

5 | « L’aspect social prime sur l’aspect écologique »
Les deux vont de pair. La réhabilitation est vectrice de valeur sociale et offre des espaces de meilleure qualité.

6 | « Il faut ouvrir entre Chamars et le nouveau parc intérieur de Saint-Jacques »
Créer des perspectives entre deux parcs n’est pas l’enjeu majeur de l’aménagement urbain du site St-Jacques. Des liens, des trajes piétons pour une perméabilité du site sont précieux, mais pas du vide entre des vides. Le bâti seul crée l’espace.
Les usages des parcs attenants pourraient être renforcés. La porosité du site et la qualité des espaces publics ne dépendent pas de la démolition. Sur le plan masse de l’OAP modifiée, la flèche en diagonale qui traverse Ledoux est un tracé artificiel, loin des lignes de désir inventées par les usagers. Passer sur les bords ou à travers du bâtiment Ledoux est possible. De la perméabilité est à créer tout en respectant cet aspect labyrinthique du site car, lors des visites, les habitants étaient surpris et heureux de découvrir la succession de cours comme des trésors cachés.
Un projet respectueux de la typologie urbaine locale doit comprendre des cours-jardins à l’aspect intimiste, qui relient le jardin central, et non pas la création d’un grand parc entre deux vastes surfaces arborées, déjà-là, déjà liées. L’aspect ouvert, tel que projeté, ne permet pas de qualifier les espaces mais les laisse indéfinis et inappropriables. Pour réserver une vue, une ouverture, sur la Grande bibliothèque depuis le pont Canot, il n’est pas utile de démolir le bâtiment Ledoux qui est en retrait : ce sont les platanes et leur perméabilité qui y amènent.

7 | « La réhabilitation coûte trop cher »
En faisant une programmation bâtie adaptée, il est possible de rendre l’ensemble économiquement viable. Certaines opérations arrivent à réhabiliter plutôt que démolir à l’échelle d’un seul bâtiment, cela devrait donc être réalisable de rentabiliser une opération aussi grande que celle de Saint-Jacques qui permet de balancer les coûts et bénéfices. Dans le comparatif démolition /reconstruction ou réhabilitation, le coût environnemental n’est pas pris en compte. Il doit comprendre le pillage des ressources, la destruction des écosystèmes et le recyclage des déchets. Par exemple, un nouveau bâtiment en béton isolé en polystyrène n’est pas comparable à un bâtiment rénové, et pas plus économique sur du long terme.
Si démolir s’annonce rentable, c’est comme acheter moins cher du bois venu de loin alors qu’on dispose de bois local : ce n’est ni logique ni cohérent. Sur le long terme, construire mal est dispendieux car les matériaux non durables et peu coûteux à l’achat vieillissent rapidement et nécessitent leur remplacement. C’est comme le non entretien d’un bâtiment qui va se dégrader jusqu’à sa destruction alors qu’il est moins coûteux sur le long terme de l’entretenir régulièrement.
Tout est patrimoine.
Les bâtiments d’aujourd’hui sont le patrimoine de demain, et on ne peut juger les constructions récentes selon des critères esthétiques fluctuants et subjectifs. Les bâtiments sont à analyser au regard de leur qualité architecturale et constructive.

Désormais, le béton est à considérer comme un matériau noble et précieux. Contrairement aux pierres de taille, il est très compliqué à réemployer. Réduit en gravats, il perd toutes ses qualités mécaniques. Les bâtiments en béton sont donc à conserver de manière prioritaire. Le béton est un matériau prodigieux mais il est aujourd’hui un luxe à réserver à l’extrême nécessité. Pour fabriquer du béton, il faut du sable de rivière et nous n’en avons plus. Son extraction a des conséquences désastreuses sur l’environnement. Pourquoi, dans la crise écologique dans laquelle nous sommes, la matière du bâtiment Ledoux n’est-elle pas considérée comme suffisamment précieuse pour être conservée ?

Pourquoi l’aspect patrimonial du bâtiment Ledoux n’est-il pas considéré ? Il est représentatif d’une époque et d’un système constructif. Il a été conçu par l’architecte René Tournier, un des architectes qui a le plus modelé le paysage urbain de la capitale comtoise au XXe siècle, et a plus de qualités que beaucoup de bâtiments neufs. L’édifice est bien intégré au site et fait écho aux bâtiments environnants, ce qui amène une cohérence dans l’ensemble urbain. Regardons la Cité universitaire Canot qui a fait l’objet d’une très belle restauration de l’autre côté du quai.

Pour garantir la viabilité économique, il faut concilier édifices existants et usages futurs : l’usage à venir doit être adapté pour limiter les transformations lourdes. Démolir signifie également refonder les futurs bâtiments. La partie la moins résiliente d’un édifice est son infrastructure. Le site Saint-Jacques est à ce titre témoin de nombreux bouleversements historiques : bras du Doubs aménagé en port de livraison, canalisation de ce bras du Doubs par les fortifications Vauban, arasement des remparts et comblement du fossé, création de voiries lourdes-ponts Canot et Charles De Gaulle-, construction de la Grande bibliothèque. Les fondations des anciens ouvrages se retrouvent en couches successives. Or pour fonder des édifices de plusieurs tonnes, il est nécessaire de garantir le terrain d’assise et d’y purger les différentes strates historiques. En termes d’investissement, la démolition est là-encore défavorable.

La préservation de la biodiversité passe aussi par la préservation des ressources bâties. Il est ainsi clairement possible de conserver le bâtiment Ledoux tout comme il y a eu la volonté municipale de garder l’allée de platanes.

ET PLANOISE ?
Lors du rendez-vous avec Madame la Maire, le 7 janvier dernier, nous n’avons pas eu le temps d’approfondir le sujet de la démolition de deux immeubles de l’architecte Novarina à Planoise alors que, nous le répétons, ils ont été labellisés Architecture contemporaine remarquable en 2020 par le Ministère de la Culture. La Maison de l’Architecture de Franche-Comté a des arguments à faire valoir et demande à surseoir à leur démolition également.

Nous dénonçons ensemble :

  • Le principe aberrant du quota systématique et purement théorique de démolition imposé par l’ANRU (Agence nationale pour la rénovation urbaine) sans passer par une phase d’analyse et de réflexion contextuelle.
  • La démolition de bâtiments et de logements de qualité, grands, lumineux, adaptables et traversants, possédant des circulations inventives, éclairées naturellement, permettant des rencontres.
  • La démolition de plusieurs centaines de logements quand la ville de Besançon est en déficit de plus de 3000 logements.
  • L’éloignement d’un grand nombre de personnes de leur cadre de vie familier et quotidien, de leurs cercles de proches et d’amis, d’associations ou de groupes au sein desquels ils pouvaient s’impliquer.
  • La disparition de bâtiments remarqués pour leur qualité architecturale, dessinés par un architecte de renom, à deux pas d’un square portant son nom.
  • Le gâchis d’un matériau béton devenant précieux de par son mode de production et devant être utilisé pour ses propres qualités et non pas pour finir en gravats concassés pour réaliser des terrassements ou des remblais.
  • L’illusion de croire que des problèmes d’insécurité et de délinquance pourraient être résolus par la destruction d’immeubles sans s’attaquer à la racine du problème, c’est-à-dire la pauvreté, le chômage et le manque d’intégration.
  • Et enfin, et peut-être surtout, la meurtrissure causée aux habitants du quartier qui y lisent mépris et inconsidération à l’encontre de ceux qui y ont vécu.

 

UNE BONNE NOUVELLE ?

Oui, il est encore temps de faire machine arrière et de mettre en œuvre des solutions concertées, ne reproduisant plus des schémas qui ont fait la preuve de leur inadaptation. Après la démolition de la Mère & l’Enfant, il n’est plus possible de continuer ce gâchis ni cette destruction patrimoniale.

Les bâtiments Ledoux et Bersot comme ceux de Novarina peuvent être conservés.
C’est même un geste fort : la volonté de faire autrement.
C’est faire exemple.
Comment allons-nous amorcer les changements nécessaires si nous n’arrivons déjà pas à garder ces édifices ? Si ce n’est pas une politique écologiste qui montre ce chemin, qui le fera ?

La Maison de l’Architecture de Franche-Comté, saisissant la proposition de la Mairie de participer à une réflexion sur l’avenir et l’évolution de la ville de Besançon, est sensible à l’instauration d’échanges réguliers sur ces questions d’une grande acuité. Elle est également déterminée à apporter sa pierre à la construction d’un débat public équilibré, franc, didactique et pédagogique dans le champ qui est le sien.

Pour cela, nous organiserons le samedi 24 mai 2025 à l’Espace – Les 2 Scènes une table-ronde sur ce sujet brûlant des démolitions.

Toutes les personnes intéressées, les institutions, les associations concernées par le sujet, sont d’ores et déjà conviées à y participer.